Un dossier réalisé par Ibrahima Pouye Chargé de Politique et Plaidoyer Santé à CICODEV.
Obtenir des ressources suffisantes pour la santé et éliminer les barrières à l’accès aux services de santé, surtout pour les populations les plus défavorisées, est une forte volonté pour la société civile Ouest-africaine, qui s’est réunie récemment à Abidjan, dans l’optique de renforcer les capacités de plaidoyer de ses acteurs.
L’atelier co-organisé par ASAPSU, ONG basée en Côte d’Ivoire et CICODEV-Afrique du Sénégal, a enregistré la présence de 33 participants venus de 6 pays différents, que sont la Côte d’Ivoire, le Mali, le Bénin, le Sénégal, le Burkina Faso et la Belgique.
La rencontre avait pour objectif de faire un état des lieux sur le financement de la santé et de la Couverture Sanitaire Universelle (CSU) dans la sous-région ; d’identifier des options de financement de la CSU dans les pays de la sous-région et leurs impacts potentiels (Etat : Espace budgétaire, Communautés : Mécanismes endogènes de financement de la santé, Coopération internationale : Aide publique au développement, Secteur privé : Responsabilité sociétale des entreprises) ; et de dégager des pistes de plaidoyer sur les options de financement au niveau national, régional et international.
Prononçant le mot de bienvenue, le directeur exécutif de CICODEV Afrique est revenu sur le contexte du financement de la santé en Afrique de l’ouest. Dans ses propos, il a relevé qu’aucun des Etats signataires de l’accord d’Abuja n’a atteint l’objectif de 15% du budget alloué au secteur de la santé. Les comptes nationaux de la santé (CNS) de nos différents pays révèlent les contributions des acteurs : plus de 50% de la dépense en santé sont supportés par les ménages. Les stratégies de financement envisagées par nos États recourent à des mécanismes comme les appels entrants, sin tax, billets d’avion. Ces mécanismes souffrent de 2 lacunes : leur mobilisation (concurrence des nouvelles technologies, retour de manivelle et incohérences des politiques publiques créent un effet cobra) et leur affectation à la santé (caisse unique).
Il a rappelé que des réflexions sont en cours dans nos pays pour identifier des sources de financement domestiques de la santé, la CMU et la Protection sociale en interrogeant l’espace fiscal sans menacer nos équilibres budgétaires, mécanismes appelés mécanismes domestiques. Toutefois, leur pérennisation n’est pas garantie car ils échappent à notre contrôle. L’Aide Publique au Développement Santé, même si elle augmente est de plus en plus, elle est commercialisée sous la forme des partenariats publics-privés (PPP) et risque de nous ramener à la case de départ avec une médecine à 2 vitesses source potentielle d’exclusion. Par contre, quand on regarde de plus près les comptes nationaux de la santé (CNS), une constante s’impose à une lecture objective: les parts des ménages sont les plus élevées de toutes les sources de financement de la santé (en moyenne 55% dans nos pays)
Selon le directeur exécutif de CICODEV, la démarche de la société civile aujourd’hui s’inspire de cela : il faut nous interroger sur comment se soignent les ménages, comment s’organisent les communautés pour se soigner. C’est ce que nous appelons les Mécanismes Endogènes de Financement de la Santé (MEFS). Ils sont ancrés dans le vécu sociologique des communautés, ils sont contrôlés par les communautés et ont souvent survécu au test du temps. Le seul village au Sénégal qui a atteint la couverture universelle l’a fait quand le chef de village a octroyé un champ aux villageois en leur disant « cultivons le, vendons en les récoltes et utilisons les produits pour nous inscrire dans les mutuelles de santé ».
Une réflexion sérieuse et une option déterminée à identifier ces MEFS, les consolider, les promouvoir, leur donner une reconnaissance formelle et les articuler à nos politiques publiques de financement de la santé apporterait une plus-value. Les MEFS consolideraient l’économie sociale et solidaire qui est la première source de résilience de nos sociétés. Ils apporteraient un bol d’air à nos pays dont les budgets ploient sous le poids des urgences d’une demande sociale exigeante de protection sociale.
Donc, il nous faut sortir des sentiers battus et faire bouger les lignes là où nous avons des chances de gagner la bataille de la maîtrise de nos leviers de développement. L’observation objective des CNS de la santé nous orientent vers les ménages. Comment sans alourdir la charge au-delà de nos niveaux actuels pouvons-nous élargir cette assiette de contribution, la repartir de manière plus équitable et la pérenniser. Ce travail est certes la mission de l’Etat mais l’apanage de la société, de nos communautés dans la diversité de leurs formes d’organisation dont les acteurs de la société civile que nous sommes représentés par ASAPSU en CI, APROSOC au Bénin, CICODEV au Sénégal engagés dans cette bataille depuis plus de 3 ans maintenant et avec nos collègues du Burkina Faso, du Mali.
Le Chargé de Politique et Plaidoyer en santé de CICODEV a emboité le pas au Directeur exécutif en portraiturant l'état des lieux du financement de la santé dans la sous-région ouest-africaine. Dans sa présentation, il a fait un rappel sur l’importance pour les pays de la sous-région d’avoir une population en bonne santé en ce sens qu’elle favorise le développement économique, la résilience et la prospérité. C’est pourquoi de nombreux gouvernements se sont lancés sur la voie de la couverture sanitaire universelle (CSU). La communauté internationale, les gouvernements nationaux et de nombreuses organisations privées et personnes physiques convergent vers le principe selon lequel l’accès universel aux soins de santé est un objectif qui mérite un accroissement des investissements financiers.
L’étude présentée par le chargé de Politique et Plaidoyer a montré que si la maladie provoque un premier choc important dans les familles, le paiement direct qu’elle engendre constitue une cause majeure sur le plan économique, ce qui fait basculer les ménages dans la pauvreté. Dans certains pays, la part du paiement direct est souvent responsable de dépenses catastrophiques. Ainsi, les systèmes de santé qui ont essentiellement recours au paiement direct pour financer leur fonctionnement deviennent en partie responsables de l’appauvrissement des populations. L’une des solutions envisagées pour améliorer l’accès aux soins de cette frange de la population a été de lever une partie de la barrière financière de l’accès aux soins en essayant de supprimer le paiement direct.
A l’instar des autres pays de l’Afrique de l’ouest, la Côte d’ivoire, le Bénin et le Sénégal ont entrepris des réformes qui ont permis à certains niveaux, une amélioration du fonctionnement de leurs systèmes de santé respectifs. Ces réformes ont cependant, eu un impact négatif sur l’accessibilité financière aux soins de santé pour la majorité des populations qui ne bénéficient pas des systèmes d’assurance sociale en général, et pour les plus pauvres en particulier. Les trois pays ont cependant décidé de donner une réponse appropriée en mettant en place des projets de Couverture Maladie Universelle (CMU). Ces différents projets combinent ou envisagent de mutualiser à la fois le financement public, les mécanismes d’assurance sociale et d’assurance communautaire pour assurer un financement capable de répondre aux attentes des populations.
Malgré ces réponses étatiques, l’analyse des comptes au niveau de la sous-région montre que les ménages payent une proportion plus importante des dépenses de santé. La contribution des ménages est la première source de financement de la santé (43% au Bénin), (48,11% en Côte d’ivoire) et (58% au Sénégal). En dépit des efforts consentis par les gouvernements respectifs, leur contribution reste modeste, elle tourne en moyenne autour de 24%. La contribution extérieure reste également faible même si au Bénin, elle atteint 25% ; un constat général dans presque tous les pays de l’Afrique de l’ouest. Cette tendance du financement de la santé dans les trois pays est une forme d’appauvrissement des populations. Il revient aux différents gouvernements d’inverser la tendance et de trouver des mécanismes moins appauvrissants pour les populations. L’analyse montre que le budget du ministère de la santé dans les trois pays demeure faible (moins de 6%) au cours des cinq dernières années en dépit des efforts consentis par les gouvernements des trois pays pour accroître les ressources du secteur de la santé. Ce qui montre que des efforts supplémentaires doivent être accomplis pour la mobilisation de ressources additionnelles pour le secteur de la santé.
De ce fait, il est nécessaire pour les pouvoirs publics d’encourager et de promouvoir des initiatives internes susceptibles de mobiliser des ressources domestiques. La présentation du chargé de Politique et Plaidoyer de CICODEV a montré que le financement de la santé "souffre" de façon générale d'un manque de prise en charge véritable des autorités étatiques. D'autant plus que les ménages supportent la part importante (de 40 à 53%) des dépenses de santé dans les pays de la sous-région (Cote d’Ivoire, Benin, Sénégal) qui s'appauvrissent à travers les paiements directs. Les Etats investissent dans le personnel de santé et l'administration des services de santé plutôt que d'investir dans les soins de santé primaires de la population. C’est pourquoi la société civile a décidé de mener un plaidoyer pour renverser cette tendance.
Pour sortir des sentiers battus, CICODEV Afrique avait convié à la réflexion le directeur des affaires juridiques et des partenariats de l'Agence Nationale de la Couverture Maladie Universelle (ACMU) du Sénégal, qui a fait une présentation portant sur l'espace fiscal.
Dans son expression simple, l’espace fiscal est « la marge qui permet au gouvernement d’affecter des ressources à la poursuite d’un objectif sans mettre en péril la viabilité de sa position financière ou la stabilité de l’économie ». L’idée de base est que le gouvernement doit disposer d’un espace budgétaire ou le créer s’il veut allouer des ressources supplémentaires à des dépenses utiles. Il peut le créer en augmentant les impôts, en obtenant des dons de l’étranger, en réduisant les dépenses non prioritaires, en empruntant à des créanciers intérieurs ou à l’étranger, ou au système bancaire (accroissant ainsi la masse monétaire). Il faut cependant qu’il agisse sans compromettre la stabilité macroéconomique ni la viabilité budgétaire, en veillant à pouvoir financer, dans l’immédiat et à plus longue échéance, les dépenses voulues tout en assurant le service de sa dette ». P. Heller, FMI (in Finances et développement, juin 2005).
Il a présenté des exemples très pertinents sur comment évaluer les besoins en santé, a proposé des options fiscales et parafiscales où il était question de créer des taxes sur certains produits tels que le tabac, la boisson ou encore l'alcool qui ont été mises en place par l'UEMOA et la CEDEAO; et qui sont appliquées dans certains pays comme le Sénégal.
Ces taxes appliquées aux produits les plus nocifs permettraient d'augmenter le budget de la santé. Pour ce faire, seule une action véritable de la société civile aura un impact. Il est ressorti des différentes interventions, qu'il faudrait effectivement utiliser l'espace fiscal pour financer la santé dans nos pays à travers l’instauration d’une TVA sociale et la création de nouvelles taxes sur les bouillons culinaires et les mèches. L’acceptation par les populations de ces nouvelles taxes passe par un travail de conscientisation et de communication de la part de la société civile.
Pour faire bouger les lignes, CICODEV a pensé également à la réflexion du Policy and Advocacy Manager de Eurodad sur les tendances de l’aide Publique au Développement (APD). Eurodad (Réseau européen sur la dette et le développement) est un réseau de 50 organisations de la société civile (OSC) de 20 pays européens et est une structure de plaidoyer et de recherche sur les problématiques en lien avec l’APD.
L'Aide Publique au Développement a été abordée en termes de ressources financières uniques en ce sens qu’elle concoure à l’atteinte des objectifs de développement durable, finance les politiques publiques (redevabilité) et reste flexible. Elle constitue également une force déterminante avec les politiques néolibérales et d’austérité dans les pays donateurs prônant ainsi le marché comme porteur de développement et l’instrumentalisation de l’aide à des objectifs sécuritaires et migratoires.
L’exposé du Policy and Advocacy Manager de Eurodad a permis de comprendre les aspects techniques de l'APD avec les contrats de Partenariat Public-Privé (PPP) qui sont des accords contractuels à long terme dans lesquels le secteur privé fournit des infrastructures et des services qui étaient traditionnellement fournis par le secteur public, tels que les hôpitaux, les écoles, les routes, les chemins de fer, l’eau et l’assainissement. Les PPP sont de plus en plus mis en avant en tant que solution au déficit de financement nécessaire pour atteindre les ODD (Agenda 2030). Les gouvernements donateurs et les institutions financières ont mis en place de multiples initiatives pour promouvoir la modification des cadres réglementaires nationaux afin de faciliter l’introduction des PPP.
L’analyse du Policy and Advocacy Manager de Eurodad montre que le PPP constitue la méthode de financement la plus chère et est généralement très risqué. Il est plus risqué pour l'État que pour les entreprises privées impliquées, car le secteur public doit intervenir et assumer les coûts lorsque les choses tournent mal. Le PPP est très complexe à négocier, à mettre en œuvre et à surveiller. Le PPP est souvent renégocié, ce qui signifie une augmentation du coût total du projet. Pour l’expert de EURODAD, le système des PPP ne favorise ni la participation des communautés locales ni un examen public et constitue un système qui manque de transparence. Les contrats de PPP sont soumis à des problèmes de confidentialité commerciale. Ils ont souvent un impact négatif sur les plus pauvres et contribuent à accroître les inégalités.
L’expert a présenté les principaux acteurs de l’APD (Union Européenne, Fonds Mondial, Banque Mondiale et l'OCDE) et les mécanismes mis en place par les différentes structures pour le financement de la lutte contre la pauvreté et surtout sur le financement de la santé à travers le GFF (Global Financing Facility).
Dans les échanges, il ressort qu'un approfondissement des connaissances techniques de l’agenda et des contenus des programmes des principaux bailleurs permettrait à la société civile de parfaire leur stratégie de plaidoyer en lien avec l'APD.
En résumé, les présentations et discussions ont permis à la société civile de faire des recommandations fortes dans le but d’améliorer le financement des systèmes de santé en Afrique de l’Ouest.
- - L’atelier prône la reconnaissance et la valorisation des mécanismes endogènes de financement de la santé par les autorités étatiques dans le circuit de financement de la santé ;
- - L’atelier suggère à la société civile de jouer son rôle de sentinelle dans le suivi et veille des engagements pris par nos gouvernements, les PTF et le secteur privé dans le financement de la santé ;
- - L’atelier recommande que la société civile organise des sessions de renforcement de capacités au niveau régional sur le suivi, veille et contrôle citoyen ;
- - L’atelier préconise de mener de manière participative des recherches et études sur l’espace fiscal dans chacun des pays présents à la session afin d’explorer toutes les possibilités de financement étatiques pour le secteur de la santé ;
- - L’atelier suggère le partage d’expériences en matière de financement de la santé au niveau national, régional et international ;
- - L’atelier propose de créer des pôles de plaidoyer pour l’accès aux soins de santé dans la sous-région.