Les organisations qui défendent l’agriculture familiale et leurs soutiens sont vent debout depuis l’adoption sans consultation d’une nouvelle loi sur la biosécurité qui ouvre la voie à l’utilisation d’OGM. L’avenir de leurs propres semences est en jeu.
Fanny Pigeaud 24 août 2022 à 11h00 Dakar (Sénégal).– « Consternés, inquiets et indignés. » Les termes employés par les organisations et réseaux sénégalais qui défendent l’agriculture familiale donnent une idée de leur choc en apprenant l’adoption surprise, le 3 juin, à l’Assemblée nationale du Sénégal, d’un projet de loi sur la biosécurité. À Dakar, Jean-Michel Sène, chargé de programme au sein de l’ONG Enda Pronat, parle d’un « coup dur ».
Non seulement ce texte a été approuvé par les député·es à l’unanimité, sans débat, par le biais d’une procédure d’urgence, moins de deux mois avant des élections législatives, et sans que la société civile soit préalablement informée ni consultée, mais il va permettre l’utilisation de semences OGM. Il fait ainsi voler en éclats le principe de précaution sur lequel est fondée la législation actuelle, en vigueur depuis 2009, et que les autorités avaient fini par accepter après de longs débats houleux avec les organisations paysannes et leurs soutiens.
« Cette loi n’est dans l’intérêt ni des paysans ni des consommateurs », affirme Amadou Kanouté, directeur exécutif de l’Institut panafricain pour la citoyenneté, les consommateurs et le développement (CICODEV), une association de consommateurs basée à Dakar. Dans un micro-jardin du centre social Derklé, à Dakar en 2016. © Photo Seyllou / AFP
Certes, il était devenu évident depuis quelques années que les autorités cherchaient à ouvrir le pays aux OGM, synonymes de « sécurité alimentaire » pour le président Macky Sall et l’Autorité nationale de biosécurité, mais les partisans d’une autre voie espéraient, par le dialogue, éloigner cette perspective.
Désormais, réunis dans un collectif de trente organisations et réseaux, dont Enda Pronat et CICODEV, ils demandent que cette loi n° 08/2022 ne soit pas promulguée et réclament l’organisation d’un débat national et inclusif.
De leur point de vue, les semences OGM, tout comme les semences hybrides, rendent les agriculteurs dépendants de l’agro-industrie, ne garantissent ni l’augmentation des rendements, ni la baisse de l’utilisation des pesticides, contrairement à ce qu’affirment leurs promoteurs, mais ont plutôt des conséquences néfastes sur la biodiversité, l’environnement, la nutrition et la santé, et menacent au bout du compte la sécurité et la souveraineté alimentaire de l’Afrique.
Une offensive de l’industrie semencière
Au sein de ce collectif, on n’est pas dupes. Ce qui est en train de se passer est le résultat de l’offensive que mène l’industrie semencière, principalement états-unienne et européenne, pour imposer ses produits sur un continent, l’Afrique, actuellement peu présent sur le marché mondial des semences.
Depuis plusieurs années, les entreprises agro-industrielles poussent les pays africains, les institutions régionales et continentales à réviser leur cadre législatif, afin d’imposer la privatisation des semences, comme elles ont réussi à le faire en Occident, et afin de faciliter l’introduction des OGM. Les perspectives sont bonnes pour elles en raison, notamment, de l’augmentation de la population et aussi parce que, bien souvent, ce sont les États qui achètent ce type de semences et les distribuent, les agriculteurs n’ayant pas forcément les moyens de s’en procurer. La question de la solvabilité de ces potentiels clients que l’industrie cherche à convaincre ne se pose donc guère.
En toile de fond, c’est l’avenir des semences paysannes du continent qui est en jeu puisque l’industrie vise à les remplacer par les siennes. Actuellement, de 80 à 90 % des semences plantées sur le continent sont produites par des petits exploitant·es, qui sont souvent des femmes et qui les améliorent sans cesse en sélectionnant les plus robustes.
Ces semences sont connues pour être résistantes, résilientes, peu exigeantes en pesticides et engrais, « adaptées à nos sols et climats », disent les organisations paysannes qui multiplient les déclarations demandant aux États de les protéger. Contrairement aux semences OGM et semences hybrides qui sont stériles et qu’il faut donc racheter chaque année, elles sont reproductibles et facilement accessibles puisqu’elles sont données, échangées ou vendues sur des marchés informels, rappellent-elles.
« Il faut absolument empêcher cette dépendance qu’on cherche à créer vis-à-vis des firmes multinationales. » Alihou Ndiaye, de l’Association sénégalaise des producteurs de semences paysannes
Mais ces semences paysannes ne sont pas reconnues légalement dans beaucoup de pays africains, bien que leur agriculture soit très majoritairement assurée par de petites exploitations familiales. Ainsi, la loi sénégalaise portant sur « l’inscription des variétés, la production, la certification et le commerce des semences ou plants » adoptée en 1994 prévoit que la production de semences en vue de la vente ne puisse être effectuée que par des personnes « agréées », ce qui nécessite de remplir de nombreux critères et implique des coûts importants.
L’Association sénégalaise des producteurs de semences paysannes (ASPSP), qui regroupe une quinzaine d’associations, fait partie des nombreuses organisations africaines qui luttent contre ces lois et politiques entravant les droits des paysans à « sélectionner, multiplier, échanger et vendre librement leurs semences ». « Nous n’avons pas besoin “d’homogénéité, stabilité et distinction” », dit son coordinateur Alihou Ndiaye, en faisant allusion aux trois normes qu’une variété de semence doit remplir pour être inscrite au catalogue des espèces homologuées.
Une nouvelle loi sur les OGM menace les semences paysannes au Sénéga… https://www.mediapart.fr/journal/international/240822/une-nouvelle-loi-… 1 of 2 24/08/2022, 14:51 « Tout ça, c’est pour amuser la galerie et faire en sorte que le paysan soit obligé à chaque campagne d’acheter des semences et des engrais et pesticides. Il faut absolument empêcher cette dépendance qu’on cherche à créer vis-à-vis des firmes multinationales. » Activité phare de l’ASPSP, dont le siège est à Thiès : l’organisation de foires d’échanges de semences réunissant des centaines de participant·es.
Un combat inégal
Le combat paraît toutefois inégal. L’industrie, représentée essentiellement par BASF, Bayer, Corteva et Syngenta, est soutenue par des intérêts puissants : les États-Unis qui agissent notamment à travers leur agence de développement USAid, la Banque mondiale, le G8, l’Union européenne, l’Organisation mondiale du commerce, des entités privées influentes comme la Fondation Bill & Melinda Gates qui finance la très contestée Alliance for a Green Revolution in Africa (Agra). Préparation du sol avant le semis dans la région du Ferlo, au Sénégal, en 2012. © Photo Arnaud Spani Arnaud / Hemis via AFP Résultat : dix pays africains autorisent les cultures OGM, contre trois en 2016. Parmi eux, le Nigeria, le Ghana et le Burkina Faso cultivent ou commercialisent un haricot niébé génétiquement modifié et créé par Monsanto. Quant à la commission de l’Union africaine, elle est en train d’élaborer des directives pour les semences et la biotechnologie qui semblent dictées par le secteur privé, tout en suivant une approche opaque et antidémocratique, a déploré en début d’année le Centre africain pour la biodiversité.
La direction prise par les instances dirigeantes africaines aboutit à des incohérences, comme on peut le voir au Sénégal : le projet de loi n° 08/2022 est en contradiction avec le Plan Sénégal émergent-Vert (PSE Vert), un programme de développement en cours d’élaboration qui entend prendre en compte la nécessité d’une transition agroécologique. Or l’un des principes de l’agroécologie est de préserver la biodiversité, ce qui proscrit l’utilisation de semences OGM et hybrides, tout comme celle de produits de synthèse dangereux (pesticides et engrais) auxquels elles sont généralement associées.
Le combat est certes inégal, mais il existe des outils en faveur des semences paysannes, reconnus sur le plan international, souligne Alihou Ndiaye. En fait partie le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA), qui garantit libre production, libre échange et vente des semences paysannes. « C’est un texte extrêmement important pour les paysans » qu’il faut parvenir à faire entrer dans les législations nationales, insiste-t-il.
Remettre le dossier sur la table
Les organisations paysannes ont aussi le soutien du rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri : il plaide pour que le « droit des agriculteurs et des peuples autochtones de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre librement des semences de ferme » devienne un « droit fondamental et indivisible ». Dans un rapport publié en mars 2022, cet expert observe lui aussi que les systèmes semenciers paysans « reposent sur le renouvellement continu de la biodiversité » et rendent « les systèmes alimentaires plus résilients face aux changements climatiques, aux nuisibles et aux agents pathogènes ».
À l’inverse, les systèmes de semences industrielles « visent à la reproduction de variétés homogènes, dont la culture nécessite le recours à des intrants chimiques ». Il rappelle que l’industrie est tributaire des semences paysannes des pays du Sud puisqu’elle s’en sert pour créer « de nouvelles variétés »… qu’elle vend ensuite aux agriculteurs du monde entier.
« Que les semences et normes paysannes puissent intégrer le récit dominant sur les semences constituerait un grand pas », estime Famara Diédhiou, chargé de programme Afrique de l’Ouest de l’Alliance For Food Sovereignty in Africa, qui travaille notamment sur la gouvernance des semences. Selon lui, les autorités sénégalaises ne sont pas bien informées des risques liés aux OGM et aux semences hybrides. Lui-même a recueilli divers témoignages venus du terrain montrant que les semences hybrides peuvent certes produire de hauts rendements, mais se révèlent avoir souvent une faible valeur nutritive et une faible capacité de conservation. Il s’inquiète : d’après d’autres indices qu’il a relevés, des semences OGM sont probablement déjà en circulation au Sénégal.
Ces dernières semaines ont apporté tout de même un peu d’espoir du côté de Dakar : les élections législatives de fin juillet ont changé le profil de l’Assemblée nationale puisque la coalition présidentielle a perdu sa majorité absolue et fait désormais presque jeu égal avec l’opposition. La société civile cherche maintenant à nouer des alliances avec certain·es des nouveaux député·es, ainsi qu’avec des membres du camp au pouvoir opposé·es à la loi sur la biosécurité, afin de remettre le dossier des OGM sur la table.
Source:Mediapart du 24 aout 2022