Des institutions internationales et des pays occidentaux, dont la France, ont lancé ces derniers mois de
nouveaux programmes pour « lutter contre l’insécurité alimentaire » en Afrique subsaharienne. Mais
leurs solutions tendent à promouvoir l’agrobusiness, déplorent les organisations paysannes locales.
« Améliorer la production agricole » en Afrique pour lutter contre « l’insécurité alimentaire » : c’est devenu le
nouveau credo des institutions internationales et de certains pays occidentaux depuis la pandémie de Covid-19, la
guerre de la Russie contre l’Ukraine et la hausse du prix du blé. Banque mondiale, G7, France : tous annoncent le
déblocage de fonds pour aider le secteur agricole africain, à travers de nouveaux programmes et mécanismes.
Leur mobilisation est encouragée par Macky Sall, président en exercice de l’Union africaine et président du Sénégal.
Ce libéral, proche des autorités françaises, a déclaré en juin que le continent était « menacé de famine » parce qu’il
ne peut plus « accéder au blé ukrainien » et n’a plus « accès au blé russe » du fait des sanctions décidées contre la
Russie.
Mais ce discours ne passe pas auprès des organisations paysannes d’Afrique subsaharienne. « Dire qu’il y a une
famine chez nous par manque de blé est une contrevérité », réagit avec vigueur Ibrahima Coulibaly, président de la
Coordination nationale des organisations paysannes du Mali et du Réseau des organisations paysannes et des
producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest, une importante coalition qui défend l’agriculture familiale. Lui-même
producteur agricole à Koulikoro, dans le sud-ouest du Mali, il connaît bien le terrain.
Si le blé, introduit pendant la colonisation, est entré dans les habitudes alimentaires d’une partie des ménages
urbains, « la plupart des Subsahariens se nourrissent principalement de céréales locales », par exemple le mil et le
sorgho, et d’autres denrées comme le manioc ou la banane plantain, rappelle-t-il.
Et le risque de pénurie pour ces produits locaux n’existe pas : « Certes, les prix ont augmenté comme partout ailleurs
à cause de l’inflation, de l’insécurité qui empêche les activités agricoles dans certaines zones et d’un peu de sécheresse que nous avons eue l’an dernier. Mais on trouve de tout sur les marchés : céréales, fruits, légumes, protéines animales.
Et les paysans continuent de travailler. C’est par conséquent très frustrant pour nous d’entendre les discours alarmistes de ces derniers temps. Nous ne comprenons pas cette panique qu’on essaie de créer dans l’esprit des gens », explique Ibrahima Coulibaly.
Besoins identifiés
Du point de vue d’un officiel ouest-africain, les annonces et propos des bailleurs de fonds sont indécents. Ils se
présentent en sauveurs alors qu’ils sont responsables de l’appauvrissement du monde rural : ils ont imposé dans les
années 1980 et 1990 des plans d’ajustement structurel qui ont consisté à démanteler les structures d’appui à
l’agriculture. Ce sont aussi eux qui ont imposé des politiques de déréglementation et d’ouverture des marchés
agricoles, lesquelles ont fragilisé les paysans.
Aujourd’hui, personne ne nie que l’agriculture africaine, essentiellement familiale, nécessite des soutiens.
Actuellement, elle fournit, dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre, 30 à 50 % du PIB et constitue
la principale source de revenus et de moyens d’existence pour 70 à 80 % de la population, selon le Fonds
international de développement agricole, une agence spécialisée des Nations unies.
Ses besoins ont été identifiés depuis longtemps par les paysans eux-mêmes : plus d’investissements dans les
exploitations familiales, dont la priorité est aujourd’hui de pouvoir accéder à des intrants et à du matériel de
qualité ; plus de protection douanière vis-à-vis de certains produits importés comme le riz ou le blé afin qu’ils ne
viennent pas perturber les habitudes alimentaires, etc.
« La France, la Banque mondiale ou le G7 ne font que recycler des politiques qu’ils
appliquent depuis des décennies et qui ne sont porteuses d’aucun espoir pour les
petits paysans. »
Ange-David Baïmey, de l’ONG Grain
Mais les solutions envisagées par la Banque mondiale et les autres vont toujours dans la même direction. « Nous ne
sommes pas opposés aux mécanismes qui proposent de financer l’agriculture en Afrique, dit Thierno Cissé,
coordonnateur de la cellule d’appui au Conseil national de concertation des ruraux (CNCR), qui regroupe diverses
fédérations et coopératives paysannes du Sénégal. Encore faut-il entrer par la bonne porte. La priorité doit être
donnée à l’agriculture familiale, qui représente 90 % du secteur et par laquelle passe notre développement. Mais la
plupart du temps, quand les concepteurs de ce type d’initiatives parlent d’investissements, il s’agit d’investissements
directs étrangers et l’idée est d’installer des agrobusiness. Il arrive qu’ils inscrivent une petite ligne sur l’agriculture
familiale mais l’essentiel des fonds vont vers des investisseurs privés. »
Le nouveau programme de la Banque mondiale « pour lutter contre l’insécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest »
semble s’inscrire dans ce schéma. Censé bénéficier notamment à des « petits agriculteurs », il est visiblement
surtout destiné à promouvoir les investissements privés et l’agrobusiness. Et que dire de l’initiative Farm (Food and
Agriculture Resilience Mission) lancée en mars 2022 par la France, en lien avec l’Union européenne, le G7 et l’Union
africaine ?
Pour réaliser ce plan, qui vise entre autres à « renforcer les capacités agricoles de manière durable » dans les pays
africains, Paris a créé une « coalition du secteur privé pour la sécurité alimentaire », qui rassemble les grosses
entreprises de la filière agroalimentaire et est soutenue notamment par la Fondation Bill & Melinda Gates, adepte
de l’agrobusiness. Manifestement, la lutte contre « l’insécurité alimentaire » est synonyme d’opportunités
d’affaires.
« La France, la Banque mondiale ou le G7 ne font que recycler des politiques qu’ils appliquent depuis des décennies et qui ne sont porteuses d’aucun espoir pour les petits paysans. On est toujours sur un fondement très néolibéral, une agriculture bâtie sur un modèle extractif, d’exportation, contrôlée par des multinationales qui ne créent aucune valeur ajoutée sur place », commente, depuis Abidjan, Ange-David Baïmey de l’ONG Grain.
Monocultures incongrues
Il rappelle le cas, révélateur, de la Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition, lancée en 2012 par le
G8. Ce mécanisme visait officiellement à « sortir 50 millions de personnes d’Afrique subsaharienne de la pauvreté en
dix ans ». Il a surtout consisté à pousser les États africains à faire de nouvelles réformes foncières et fiscales pour
créer un « environnement favorable » aux multinationales de l’agro-industrie. Il a ainsi favorisé l’implantation de
grosses entreprises axées sur des monocultures, exigeantes en eau, en terres, dépendantes d’intrants chimiques et
tournées vers l’export. Une approche incongrue « dans un contexte de changement climatique, de raréfaction des ressources en eau et de perte de biodiversité », a dénoncé une grande coalition d’associations sénégalaises en 2018.
Ibrahima Coulibaly relève qu’aucune des initiatives annoncées ces derniers mois ne s’inscrit dans les politiques
agricoles qui ont été élaborées avec les organisations paysannes, comme celles de la Communauté économique des
États d’Afrique de l’Ouest, qui regroupe quinze pays, et de l’Union africaine. Elles ne vont pas rendre service aux
paysans, mais plutôt « renforcer la domination de l’Occident sur l’Afrique », s’insurge-t-il.
Il y a une différence de taille entre le discours des « bailleurs de fonds » occidentaux qui parlent en général de
« sécurité alimentaire » et celui des mouvements paysans qui prônent la « souveraineté alimentaire ». La première
consiste à garantir à une population donnée « l’accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive ».
La souveraineté alimentaire, concept développé par la Via Campesina, désigne quant à elle « le droit des populations,
de leur pays ou Unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers », et inclut notamment le droit des peuples à protéger leur agriculture locale, à assurer un revenu digne aux producteurs,
l’accès des paysans à l’eau, aux semences, au crédit.
L’abandon des politiques agricoles
Le fait que l’agriculture ne progresse pas n’est pas dû à un manque de financements. Mais au fait que l’argent est
très mal utilisé, jugent les organisations paysannes. « Nos États font quelques efforts, mais seule une petite partie des fonds qu’ils consacrent au secteur arrive dans les exploitations agricoles », déplore ainsi Thierno Cissé.
« Nous avons des politiques agricoles conçues pour assurer notre souveraineté alimentaire, investir dans la petite
agriculture, conforter les moyens d’existence des paysans… Mais nos États ne les appliquent pas, gérant des projets
complètement déconnectés. C’est cette incohérence qui est la base de nos problèmes de souveraineté alimentaire, pas la guerre en Ukraine », renchérit Ibrahima Coulibaly.
Il poursuit : « Notre facture alimentaire, par exemple, est un scandale. On dépense des milliards de dollars pour
importer des produits que nous sommes pourtant capables de produire, comme le lait qui vient d’Europe, des légumes qui viennent du Maroc… Plutôt que d’importer du blé que nous ne pouvons pas, pour des raisons climatiques, cultiver, nos États feraient mieux de financer le manioc et d’autres produits locaux qui pourraient être transformés pour faire du pain par exemple. Atteindre un certain niveau de transformation permettrait de créer des emplois, tout en évitant que nos céréales, légumes, fruits ne s’abîment et soient perdus en cas de surproduction, comme cela arrive régulièrement. »
« La question n’est pas comment produire plus, mais plutôt comment produire de manière à ce que l’agriculture
garantisse aux paysans un cadre de vie et une qualité de vie meilleurs », dit de son côté un expert agricole sénégalais,
pour qui l’avenir de l’agriculture passera forcément par de petites exploitations agricoles et surtout pas par un
modèle productiviste de monocultures comme en Europe. Lucide, il précise : « Il faut que nous nous opposions aux
grandes institutions qui viennent nous imposer leurs choix. Bien sûr, c’est facile à dire, plus difficile à assumer. »
Source: https://www.mediapart.fr/
Fanny Pigeaud
22 août 2022