Au Sénégal, les ressources foncières font de plus en plus objets de conflits devenus plus violents avec les risques pouvant compromettre la paix et le climat social. Cette instabilité relève grandement de la confusion faite autour de la législation foncière qui est ignorée par les communautés et des pratiques sociales non reconnues par la loi. Sans occulter l’émergence de pratiques douteuses voulues ou entretenues par des régisseurs. Dans ce dossier réalisé par Sud Quotidien, en collaboration avec Osiwa, les acteurs préconisent la finalisation de la réforme foncière et surtout l’application des recommandations de Commission nationale de la réforme foncière (CNRF). |
Partout sur le territoire national, la gestion foncière est remise en cause. Un mal-vivre lié à la multiplicité des acteurs qui interviennent sur le foncier laissant entrevoir une certaine absence de coordination et d’harmonisation entre les différents acteurs. Mais ce qui est sûr, c’est que chaque acteur à des domaines de compétences spécifiques. A titre illustratif, on peut faire cas « des collectivités territoriales avec à leur tête les Conseils municipaux qui gèrent les terres du domaine national en particulier celle situées en zones rurales et destinées en priorité à l’agriculture et l’habitat rural. Les services des Eaux et forêts qui gèrent une partie des terres de ce même domaine nationale. Il s’agit des forêts classées ou zones classées », précise le directeur exécutif de l’Institut panafricain pour la citoyenneté, les consommateurs et le développement (Cicodev) Amadou Kanouté.
A le suivre, « il y’a un domaine de l’Etat composé d’un domaine public et d’un domaine privé et dont la gestion est assurée par le Ministère des finances et du budget en particulier par les Direction des domaines. Ce sont les services du Ministère qui donnent tout ce qui bail, autorisation d’occuper ou encore titre foncier ». D’autres services tels que « l’urbanisme, l’aménagement du territoire, l’Apix ou encore la Sapco chargée en priorité de l’aménagement des zones touristiques ont également voix au chapitre foncier avec chacun des textes spécifiques qui encadrent leurs compétences », rajoute-t-il.
Dans le même registre, le directeur exécutif de l’Initiative prospective agricole et rurale (Ipar) de souligner que le domaine de l’Etat relève de deux régimes à savoir « la domanialité publique et la domanialité privée ». Pour le domaine privé, dira-t-il « il est composé des biens et droits mobiliers et immobiliers acquis par l’Etat, à titre gratuit ou onéreux » , selon les modes du droit commun « des immeubles acquis par l’Etat par voie d’expropriation; des immeubles immatriculés au nom de l’Etat; des immeubles préemptés par l’Etat; des biens et droits mobiliers et immobiliers dont la confiscation est prononcée au profit de l’Etat; et des immeubles abandonnés dont l’incorporation au domaine est prononcée en application des dispositions de l’article 82 du décret du 26 juillet 1932 portant réorganisation du régime de la propriété foncière », explique-t-il.
L’Etat appelé à jouer sa partition pour réduire les conflits fonciers
En règle générale, il y’a qu’un seul modèle de gouvernance foncière, croit savoir M. Kanouté. A l’en croire, « c’est celui prévu par le cadre légal et réglementaire en vigueur dans le secteur foncier que l’ensemble des acteurs, collectivités territoriales qui ont compétence de gestion en matière foncière doivent respecter ». Toutefois, il tient-il à préciser qu’« il n’y a pas non plus ce qu’on peut qualifier de pilotage à vue en la matière ». Aujourd’hui, poursuit-il : « Du fait de la spécificité de certaines zones et de l’accompagnement dans bien des cas d’acteurs et d’organisations de la société civile, il peut arriver que des collectivités territoriales décident de mettre en place des outils certes de gestion foncière pour réduire les conflits et les confrontations/compétitions sur le foncier ». Pour s’en convaincre, il cite en exemple des chartes foncière bien connues des acteurs locaux. Sur ce, dira-t-il : « Ces chartes ont beaucoup de mérite puisqu’elles sont généralement assez inclusives et traduisent bien les besoins des acteurs locaux. L’Etat qui connait bien ces mécanismes, gagnerait à les capitaliser et s’en inspirer dans la mesure du possible pour réduire les nombreux conflits fonciers en milieu rural ».
L’Ipar pour sa part considère que les procédures de mise à disposition des terres sont différentes en fonction du statut de la terre, soit le domaine national, le domaine de l’Etat et le domaine des particuliers. Pour ce qui concerne les terres du domaine national, « les procédures changent également en fonction des zones que sont la zone urbaine, classée, pionnière et la zone des terroirs, cette dernière étant réservée à l’habitat rural, l’agriculture et l’élevage », soutient le directeur exécutif Cheikh Oumar Ba. Pour cette dernière zone, explique-t-il « la gestion est décentralisée au niveau des communes et les délibérations sont soumises à l’approbation du représentant de l’Etat qui peut être le sous-préfet ou le préfet pour toute superficie allant de 0 à 10 ha, le préfet exclusivement pour les superficies comprises entre 10 et 50 ha et le gouverneur de région pour toute superficie supérieure à 50 ha, avec enregistrement au secrétariat du gouvernement ». Au niveau de la commune, poursuit-t-il « la délibération fait intervenir le conseil municipal qui délibère, la commission domaniale qui en constitue le bras technique, le chef de village, membre de ladite commission quand elle se déplace sur un terrain relevant de son terroir villageois, le maire qui signe la délibération ». La procédure va de la demande à l’installation sur le terrain. Cette délibération se limite au droit d’usage, impliquant une interdiction de toutes les formes de transactions foncières, une absence de dévolution successorale automatique, une absence de pouvoir utiliser la terre du domaine national pour garantir un crédit.
Le décret d’application du code du domaine de l’État réclamé
Selon l’ancien directeur des domaines et expert a Ipar, Alle Sine : « C’est la loi n° 76-66 du 2 juillet 1976 portant code du domaine qui pose en son article 9 le principe selon lequel le domaine public est inaliénable et imprescriptible », souligne-t-il. Cela veut dire qu’il est interdit de vendre, une portion du domaine public, et qu’on ne peut en propriétaire en invoquant une occupation de longue durée (prescription acquisitive). Toutefois, « cette règle est atténuée par la possibilité légale de soustraire un bien du domaine public, pour l’incorporer dans le domaine privé et, le dénuder ainsi de la protection initialement conférée par le manteau de la domanialité publique », tient-il à préciser.
Cette possibilité est ouverte par un acte dit de déclassement. Ainsi, une parcelle de terrain du domaine public une fois déclassé, « relève désormais du domaine privé et est soumis aux mêmes règles de gestion, et d’occupation par voie de bail emphytéotique, ou de cession définitive pouvant aboutir à la délivrance du foncier. La détention d’un droit réel annule donc le caractère précaire et révocable de l’occupation et confère le droit de construire en dur ».
Sous ce rapport dit-il : « Il faut admettre qu’il y a un vide juridique en ce qui concerne la procédure de déclassement. Cela résulte du fait que jusqu’à ce jour, à l’opposé du domaine privé de l’Etat qui a eu son décret d’application (loi 81_557 du 21 MAI 1981), il n’y a pas encore de décret d’application du code du domaine de l’État en ce qui concerne le domaine public ».
Dès lors on peut valablement s’interroger sur le fait de savoir comment procéder pour déclasser un terrain dépendant du domaine public. Étant entendu que dans tous les cas quelle que soit la procédure mise en œuvre, elle devra aboutir à la signature d’un décret présidentiel pour consacrer cette entrée dans le domaine privé.
« Ce vide juridique peut donc constituer une porte ouverte à diverses interprétations et à des pratiques susceptibles d’engendrer ultérieurement des contestations comme celles enregistrées aujourd’hui sur le littoral dakarois », souligne-t-il.
Mr Kanouté de l’Institut panafricain pour la citoyenneté, les consommateurs et le développement de lever l’amalgame en indiquant qu’« il n’y a pas de distinction à opérer en fonction des zones mais plutôt selon la nature et le régime juridique des terres ». Ce qui lui fera dire que « si la terre dont le titrement est sollicitée relève du domaine national, c’est la Collectivité territoriale qui sera compétente et l’acte d’affectation de la parcelle sera une délibération ». Par contre, si la terre relève du domaine de l’Etat, public comme privé, à partir de ce moment, c’est « la direction des domaines qui sera compétente pour donner au requérant soit une autorisation d’occuper, soit un bail, soit lui établir un titre foncier », fait-il savoir.
Le respect des procédures d’affectation et de désaffectation des terres au niveau local sollicité.
Pour un apaisement du climat social, il faudra entreprendre un certain nombre d’actions notamment « veiller à la mise en place d’investissements fonciers responsables avec l’implication de l’ensemble des parties prenantes en s’assurant de leur consentement libre, préalable et donné en connaissance de cause », soutent Mr Ba du l’Ipar. A cela, « renforcer les capacités des acteurs pour la connaissance du cadre normatif foncier par l’ensemble des acteurs. A défaut, il faut finaliser le processus de réforme foncière en mettant en place une gouvernance foncière renouvelée basée sur la recherche de convergence entre les pratiques et la législation », oriente-t-il. Faute de quoi, croit-il savoir « la situation en cours va perdurer alors qu’elle est caractérisée par une confusion entre d’une part la législation foncière qui est ignorée par les communautés, d’autre part des pratiques sociales non reconnues par la loi et entre les deux l’émergence de pratiques rajoutant à la confusion voulue ou entretenue ».
Mr Kanouté de mettre en exergue un certain nombre de principes clés pour des raisons de pacification foncière. A le suivre, il s’agit du principe de la « participation citoyenne, d’informer les populations de manière claire et exhaustive avant tout projet à forte incidence foncière, d’impliquer en amont les communautés, de veiller à ne pas les déposséder de manière définitive leurs terres, d’instituer au niveau de chaque territoire des mécanismes de contrôle citoyen sur les terres incluant Etat et Collectivités et enfin, veiller au respect de la loi dans les procédures d’affectation et de désaffectation des terres au niveau local ». En clair, l’Etat gagnerait à mieux outiller les collectivités territoriales en termes d’outils de gestion de leur assiette foncière, de sorte que « les doubles délibérations soient évitées et le problème du chevauchement des territoriales lié à l’intercommunalité soit réduit ».
La transformation des consensus en actes législatifs et réglementaires souhaitée
Il faut se réjouir que pour la première fois au Sénégal les discussions autour de la question foncière au Sénégal ont abouti à l’élaboration, dans le cadre d’un processus inclusif et participatif, d’un document de politique foncière nationale qui reprend les consensus en matière foncière. Considérée de démarche intéressante au regard de la nouvelle approche pour dérouler des réformes foncières conformément aux orientations contenues dans le document cadre et lignes directrices sur les politiques foncières en Afrique de l’Union Africaine, la Commission nationale de réforme foncière a permis de franchir un premier pas qui concerne la transformation des consensus en actes législatifs et réglementaires. Toutefois, le doit arriver à terme. « Le Président de la République a dissous la commission après le dépôt du document et depuis le processus connait un coup d’arrêt », a-t-il regretté. Actuellement, « tous les acteurs sont en train de se mobiliser pour rappeler au Président de la République l’urgence de boucler la réforme d’autant plus que les tensions foncières sont largement répandues à travers le territoire national et que le Président de la République a avoué qu’un gros pourcentage des alertes qu’il reçoit concerne la question foncière », relève-t-il .
Interpelé sur la suite à donner sur le rapport de la commission nationale de réforme foncière, M. Kanouté dit ceci : « Nous sommes sans nouvelles, du moins de manière officielle quant à la suite réservée au document de politique foncière nationale de 2017. Les Rares fois où il a été question de ce document, le Chef de l’Etat ne semblait pas être très chaud quant aux conclusions qu’on lui avait rapportées et qui seraient issus du travail de la Commission ».
Aujourd’hui, « l’Etat est plus dans une logique de réforme à travers les outils en témoignent les projets et programmes en cours dans le secteur foncier (Procasef, Promogef etc.) », constate-t-il. En tant que société civile, cette situation est fort préoccupante pour nous car « elle ne met pas en avant le dialogue, la concertation entre les différentes familles d’acteurs, ce qui est fort regrettable. C’est encore l’occasion pour nous, tout en saluant la décision du Chef de l’Etat d’interdire l’octroi de titres fonciers sur les terres agricoles en milieu rural, de lui demander de remettre à jour la foncière dans sa globalité et donner suite aux conclusions et recommandation de la défunte Commission nationale de la réforme foncière ».
JEAN PIERRE MALOU
du 17 mai 2021
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